On a beaucoup parlé de la sécurité sanitaire des fromages au lait cru, que l’on a chargé de tous les maux. C’est tout juste si les industriels de l’agro-alimentaire n’accusent pas les producteurs de fromages AOC, ou AOP d’être des empoisonneurs en puissance.

Bonne nouvelle pour les amateurs de véritable camembert, Saint Nectaire, Roquefort, ou Munster. Voici qu’une équipe de chercheurs de l’INRA de Clermont-Ferrand  a prouvé que des communautés, non pas de hippies éleveurs de chèvres, mais de bactéries naturellement présentes dans la croûte de certains fromages au lait cru, les protègent durant l’affinage contre le développement de cette méchante bactérie appelée Listeria monocytogenes, qu’on aimerait ne jamais rencontrer au coin d’une assiette ou d’un plateau de fromages.

Admirez cette belle flore naissante sur la croûte des fromages dans la cave d’affinage ! Elle est constituée de toute une population hétérogène de bactéries et de levures, qui permettent au fromage de se défendre tout seul contre les mauvais microbes.
On le savait déjà par intuition, mais maintenant au moins c’est observé (et étudié) par la science !

Ce qu’on a trouvé de nouveau dans cette étude scientifique, c’est que c’est non pas une seule bactérie spéciale qui se bagarre en guerrière défensive contre les indésirables, mais qu’il s’agit de toute une diversité de populations de bactéries lactiques agissant en symbiose — les scientifiques parlent de consortia (pluriel de consortium) microbiens — et cette diversité-même est le facteur clef pour limiter le développement des éléments pathogènes. Les bactéries marchent ensemble et  groupées !

Affinage de Saint Nectaire
Affinage de Saint Nectaire   Cliché INRA

Le risque sanitaire associé à la consommation de fromages au lait cru a toujours été extrêmement faible, pour ne pas dire inexistant.

Les intoxications sont extrêmement rares, que dis-je, elles sont inexistantes, et si l’on pense à la production annuelle française de fromages au lait cru AOP qui est de plus de 180 000 tonnes… Aux USA, où la production de fromages au lait cru (si, si, elle est autorisée dans plusieurs états et gagne de jour en jour en popularité), c’est la même chose : on n’a jamais enregistré un seul cas d’intoxication dû au lait cru. Pas un seul.

Ne confondez pas alertes et intoxications avérées ! Il y eut dans un passé récent des accusations sans fondement, je pourrais même dire des calomnies, d’industriels envers quelques camemberts traditionnels au lait cru qui se sont avérés après analyse indemnes de tout germe pathogènes. C’est le cas aussi ailleurs dans le monde.

Mais on dit rarement (et si on le dit, c’est sans doute à voix basse, parce que je ne l’ai pas souvent entendu) que les intoxications collectives les plus graves dues à des produits laitiers ont eu lieu en consommant des fromages au lait pasteurisé, thermisé ou micro-filtré !  Celle qui a fait tellement de bruit en 1987 concernant le Vacherin Mont d’Or suisse, qui a causé la mort de 34 personnes, ce n’est pas rien,  était due à une Listeria qui ne se trouvait pas dans le lait avant sa thermisation, ni sur le fromage durant l’affinage, mais dans les locaux de la fromagerie et des caves d’affinages où celui-ci était stocké. Et le lait, une fois thermisé, ne peut plus se défendre ! Comprenez bien que ce vacherin Mont d’Or suisse n’était pas au lait cru, alors que les vacherins français, qui le sont, n’ont jamais connu de crise sanitaire.

On devrait se méfier plutôt des fromages pasteurisés, mais les industriels se gardent bien de nous le dire.

Non seulement la diversité microbienne présente sur les fromages protège ceux-ci d’une invasion de micro-organismes indésirables, en assurant leur auto-défense, pourrait-on dire, mais la pasteurisation et la filtration du lait, qui enlève cette biodiversité, favorise au contraire la croissance de la Listeria monocytogenes. Voilà qui ne devrait pas faire plaisir aux industriels laitiers qui, eux, prônent la stérilisation, la pasteurisation ou la filtration à tout va. Le prétexte qu’ils donnent est la sécurité alimentaire, mais ne perdons pas de vue que les fromages pasteurisés sont bien moins chers à produire, et ne nécessitent pas les longues semaines ou mois d’immobilisation dans les caves avant d’être commercialisés. Ils produisent plus de bénéfices, et plus vite.

La biodiversité de la flore microbienne est une bénédiction.

Bref, ce qui nous intéresse ici est que les chercheurs de Clermont-Ferrand ont sélectionné un consortium de bactéries naturellement présentes dans la croûte du Saint Nectaire puis ont testé leurs capacités inhibitrices de Listeria, en les comparant à un ferment commercial, ou à d’autres bactéries cultivées à partir des mêmes souches. Il s’est avéré que si l’on sépare les bactéries de leur consortium, le développement de Listeria est important. Mais lorsque se développe toute l’association de bactéries, et notamment dans une dizaine consortia sur les 34 testés, couic ! La Listeria ne fait pas long feu !

Les chercheurs en ont donc déduit que le secret de la lutte contre la Listeria réside dans la bio-diversité de la flore microbienne. Dans l’état actuel des recherches, on ne peut pas artificiellement reconstituer cette communauté en associant telle ou telle bactérie. On ne peut pas ensemencer artificiellement la croûte des fromages avec tel ou tel ferment, c’est inefficace. Le consortium de bactéries se développe naturellement en milieu salé : ce qui est le cas des fromages au lait cru affinés, mais est complètement absent des fromages pasteurisés ou filtrés dont on a éliminé une grande partie — ou la totalité — de la flore microbienne.

La prochaine étape pour l’Unité de Recherches Fromagères de l’INRA est de percer le secret de l’origine des communautés microbiennes des fromages au lait cru, leur organisation, leur vie, leurs œuvres, leur mœurs et leurs projets d’avenir.  Et lorsqu’on aura bien compris d’où elles viennent, pourquoi elles se retrouvent ensemble, comment elles se développent, leurs interactions et leur mode d’action dans l’inhibition de croissance des Listeria, on reviendra peut-être du dogme du « tout stérilisé » et on n’empêchera plus les pauvres femmes enceintes de manger de délicieux fromages au lait cru, qui sont si utiles pour garder une bonne santé et un bon système immunitaire, alors qu’on devrait au contraire les mettre en garde contre les fromages pasteurisés …

Sources :

• La querelle du lait cru, Hervé This, Pour la Science – n° 439 – Mai 2014 (CLIC)

Service de Presse de l’INRA.

Is microbial diversity an asset for inhibiting Listeria monocytogenes in raw milk cheeses? Dairy Sci. Technol. DOI: 10.1051/dst/2010010, Émilie Retureau, Cécile Callon, Robert Didienne, Marie-Christine Montel, INRA, UR545.

Association du patrimoine culinaire Suisse