Le kéfir de lait, quel mystère ! On le reçoit sous la forme de grains blancs gélatineux ressemblant à des petits choux-fleurs. On l’a en général obtenu d’un ami, ou même d’un inconnu, qui l’a reçu de quelqu’un qui l’a reçu de quelqu’un (…) qui l’a reçu d’un centenaire qui l’a reçu d’une grand-mère arménienne qui elle-même le tient d’un de ses ancêtres ayant traversé la Mongolie à dos de chameau il y a longtemps, qui l’a reçu d’un moine tibétain l’ayant élevé avec du lait de yack sacré, ou quelque chose du même acabit…

J’exagère à peine. Quand vous aurez lu la vraie histoire de ces grains,
vous allez comprendre que la réalité dépasse la fiction.

Les grains nous viennent du fond des âges et seraient originaires d’Asie centrale (Oui, encore !) . Certains pensent que l’origine serait  la même que celle du koumis mongol au lait de jument, dont le ferment se serait modifié en le cultivant dans du lait de vache, d’autres optent pour la version de bactéries tombant par hasard dans une jatte de lait abandonnée. Mais bon. La probabilité pour qu’une jarre de lait abandonnée reçoive précisément cet ensemble de bactéries est plus proche de zéro que celle qui vous ferait gagner au loto dix fois de suite.

Ce qui est sûr c’est qu’on a retrouvé du fromage à base de kéfir autour du cou d’une momie en Chine, et cela date de 2200 ans.

C’est que des bactéries, là-dedans, il y en a plusieurs espèces,même dizaines d’espèces, accompagnées de levures, qui vivent en symbiose. C’est un SCOBY, comme disent les anglo-saxons, c’est à dire symbiotic culture of bacteria and yeasts. Et essayez de remette ensemble des bactéries de ces mêmes espèces, bon courage. Ça ne fera pas des grains de kéfir. Certains industriels ont essayé, personne n’y est parvenu !

Quoiqu’il en soit, les bergers laissaient fermenter le lait à partir de bactéries sauvages dans une outre de peau de chèvre (ou d’autre animal) hermétiquement fermée, qui n’était jamais lavée. Ils remplaçaient simplement le lait coagulé par du lait frais, ainsi de suite. Au fil du temps, les souches forment sur la paroi de l’outre des grains de protéines et de polysaccharides agglutinées riches en micro-organismes vivants, servant à réensemencer de nouvelles quantités de lait, même à température ambiante, et même sans peau de chèvre. Ce lait fermenté est de consistance liquide et pétille car les grains produisent du gaz carbonique, et aussi un peu d’alcool.

Voici sur le dos du garçon l’outre de chèvre identique à celle qui servait à fermenter et transporter le kéfir

Ces grains se léguaient — et se lèguent toujours — de génération en génération. Le ferment à kéfir que vous trouverez en poudre dans les pharmacies n’est pas la même chose : il ne fait pas de véritable kéfir, et ne peut pas être réutilisé plusieurs fois alors que les grains sont éternels.  Et si on les connaît aujourd’hui en Occident, c’est grâce à une aventure tellement romanesque qu’on a du mal à croire vraie.

 

On ne vend pas le kéfir. Jamais, sous aucun prétexte.

Jusqu’à la fin du XIX° siècle, on ne trouve le kéfir de lait que chez les montagnards du Caucase… Et encore, on ne le trouve pas facilement ! Parce que des croyances ancestrales protègent ce breuvage de santé et de longue vie. On pensait que le fait de vendre les grains, même à des voisins, amis, parents, leur retirait la capacité de fermenter le lait. Quand une jeune fille se mariait, sa mère ne lui donnait pas de grains de kéfir. Lorsque la jeune mariée revenait en visite dans la maison de ses parents, on la laissait seule un moment dans la pièce où se trouvait le kéfir, ainsi elle avait la possibilité de s’en procurer, ce qu’elle ne manquait pas de faire évidemment.

Vous imaginez que dans des conditions pareilles, sa diffusion ne s’est pas faite facilement ! Aucun voyageur étranger n’avait pu le rapporter, même Marco Polo, qui le mentionne pourtant dans ses écrits.  Ce n’est qu’au début du XX° siècle qu’on le trouve dans presque toutes les pharmacies en Russie. À la même époque, Élie Metchnikov, prix Nobel de médecine pour la découverte de la phagocytose dans notre système immunitaire, et qui avait travaillé en Asie centrale, explique les bénéfices des laits fermentés pour la santé et la longévité. C’est ce grand savant qui est à l’origine de la vogue des yaourts.

Une histoire rocambolesque digne d’un film d’aventure à grand spectacle

Épisode 1 : Moscou, ambiance feutrée dans les grands bureaux de l’Académie de Médecine.

La réputation de santé de ce lait fermenté mystérieux était parvenue jusqu’en Russie. A la fin du XIX° siècle,  les membres de l’Académie de Médecine de Russie était déterminée à se le procurer pour soigner les malades et renforcer les gens affaiblis. Ils approchèrent deux frères, les frères Balandov, qui possédaient une fromagerie à Moscou et une succursale dans le Caucase, notamment dans la ville de Kislovodsk.

Les Balandov furent vivement intéressés, parce qu’on leur promit d’avoir l’exclusivité de la commercialisation du kéfir. Quelle aubaine !

Épisode 2 : Dans la fromagerie de Kislovodsk, ambiance travailleuse.

Ils échafaudèrent un plan machiavélique comme les scénaristes des films de James Bond n’ont jamais osé en inventer. Une jeune et jolie employée, la belle Irina Sakharova, travaillait dans leur fromagerie. Ils la firent venir dans le bureau du chef et lui expliquèrent tout.

Épisode 3 : Dans le palais d’un prince, ambiance festive.

Ils envoyèrent Irina à la cour du prince local Beg Mirza Bachorov. La jolie fille avait pour mission de séduire le prince pour lui soutirer quelques grains de kéfir. Le prince fut effectivement séduit, mais ne voulut pas donner de grains. Faut pas exagérer quand même.

On ne livre pas un patrimoine national à la première séductrice venue.

Épisode 4 : Embuscade à dos de mule sur un chemin de montagne, ambiance fuite angoissée.

Irina, dépitée, fit ses bagages pour retourner à Kislovodsk.

Sur le chemin du retour, pas de chance, elle fut kidnappée par les membres d’une tribu de montagnards qui la ramenèrent illico… chez le prince.

Finalement, il s’était aperçu qu’il était très amoureux, et la belle lui manquait: il voulait même l’épouser. Il avait juste appliqué la coutume locale, qui consistait à kidnapper la fiancée. À l’époque, on ne demandait pas tellement l’avis des filles, et donc Irina Sakharova se vit contrainte  de se marier avec le prince, ce qui lui plaisait moyennement.

Episode 5 : Le commando de secours, ambiance bagarreuse.

Je ne sais pas comment elle a fait, sans téléphone portable, pour prévenir de sa situation désespérée, mais elle parvint à faire passer un message aux frères Balandov. Pour la sortir de là, parce que cela devenait sérieux, ils durent employer les grands moyens : envoyer une expédition de sauvetage avec des hommes de mains. Qui sauvèrent la jeune femme.

Épisode 6 : Le procès et le dénouement, ambiance justicière.

S’en suivit un procès. Avec l’aide des frères Balandov et de l’Académie de Médecine, Irina porta plainte. Le malheureux prince éconduit se vit donc appelé devant la justice du tsar pour s’expliquer. Et ça ne rigolait pas, la justice du tsar. Bien que le prince ait offert de l’or et des bijoux,  il fut condamné à livrer les grains de kéfir comme dommages et interêts envers la demoiselle. C’est ainsi que le kéfir arriva en 1908 dans toute la Russie. Il fut utilisé notamment pour soigner la tuberculose dans les sanatoriums. Il est encore de nos jours considéré comme une boisson thérapeutique en appoint des soins pour de nombreuses maladies.

Voilà l’histoire. Vous ne trouvez pas qu’on pourrait en faire un beau film ? Avec des paysages grandioses, des tribus montagnardes, des palais étranges, des hommes au visage buriné chevauchant dans de grands espaces, des grands établissements moscovites avec des hommes en noir et chapeau haut de forme en train de comploter, des dames en belles robes, et des ouvrières de fromageries d’un autre siècle …  Je verrais bien Depardieu dans le rôle du fromager retors, il suffirait de lui mettre de grosses moustaches. Vous voyez qui dans les rôles du prince et d’Irina ?

C’est donc grâce à Irina Sakharova que nous pouvons aujourd’hui boire du kéfir. Il paraît qu’elle était encore vivante en 1973, elle avait 85 ans. Je n’ai pas trouvé d’infos sur la date de sa mort, mais j’enquête encore.  Si des internautes lisant le russe peuvent faire une recherche, ce serait avec plaisir que j’en apprendrais la conclusion.

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