On peut faire un parallèle entre les processus de la fermentation des aliments et ceux de l’alchimie. Peut-on dire que la fermentation a inspiré les alchimistes du Moyen-Âge ? Il est certain qu’ils n’ignoraient pas les détails des fabrications. Souvent le vocabulaire alchimique et celui de la fermentation sont identiques.
Au centre de l’image est l’athanor.
Et tout à droite on reconnait le sceau de salomon, qui est aussi l’emblême des brasseurs.
La transformation fermentaire, avant la découverte de l’existence des microbes, était quelque chose de très mystérieux
C’était quasiment un procédé magique dont on constatait les effets en ignorant les causes. Il s’agit d’une transformation de la matière qui s’opère seule, dans la durée du temps, sous certaines conditions plus ou moins connues, sans qu’apparemment la main de l’homme n’intervienne. De plus cette transformation est bénéfique : la matière se conserve alors qu’elle devrait pourrir, et elle est bonne pour la santé, donc pour prolonger la vie.
Le but des alchimistes est la fabrication de la pierre philosophale, ou de l’élixir philosophal.
Ces deux substances sont guérisseuses, pouvant même conférer l’immortalité à celui qui en use. La légende dit que Nicolas Flamel, alchimiste parisien du XIV° siècle, aurait découvert un élixir d’éternelle jeunesse dont il aurait usé sur lui et sa femme Pernelle. Cet élixir a donc les mêmes effets que ceux de la fermentation : reculer ou annihiler l’effet du temps qui passe en conservant la matière dans un état immuable. Vous retrouverez votre pot de choucroute intact un an plus tard, alors que le chou resté dans la terre aura pourri depuis longtemps.
La pierre philosophale permet aussi la transformation du plomb, métal lourd et vil, en or, métal pur et idéal. Les métaux alchimiques ne sont pas des substances chimiques, ils représentent des « états » de la matière. Selon l’alchimie, tous les métaux sont enfouis dans le centre de la terre où ils terminent leur évolution qui se termine en or, qui est le plus pur et le plus parfait des métaux.
Les principes de la matière
Ces connaissances plus ou moins secrètes, transmises dans un langage codé et rempli de symboles difficiles à déchiffrer reflètent un aspect philosophique. Selon l’alchimie toujours, le spirituel est inclus dans la matière. Toute chose contient un « principe souffre », un « principe mercure » et un « principe sel », qui représentent symboliquement l’âme, l’esprit, et le corps.
Le sel qui unit
Comme dans la fermentation, le sel est un élément important. Dans sa version alchimique, il sert à la cohésion entre le souffre et le mercure, c’est à dire l’âme et la pensée : sans le corps, il n’y a pas de pensée. Le processus de séparation entre ces éléments est justement appelé « putréfaction ». Logique, si on se rappelle que le sel matériel empêche justement la putréfaction des aliments grâce à la fermentation qu’il favorise. Si le sel était si important sous l’Ancien Régime qu’il en était taxé, c’est parce qu’il servait principalement à conserver, donc fermenter la nourriture. L’un ne va pas sans l’autre.
L’alchimiste va purifier ces trois principes séparément, selon différentes étapes de mort et de renaissance que sont la dissolution, purification et coagulation. Puis il va les réunir à nouveau pour produire la pierre philosophale.
Le processus alchimique peut être considéré comme étant la métaphore d’un processus psychique.
C’est ce qu’a fait le psychologue Carl Gustav Jung. C’est un travail de transformation intérieure qui mène vers une plus grande ouverture spirituelle, appelée « individuation » ; un accomplissement qui consiste en une réunification des différentes composantes du psychisme. Le plomb et l’or, le souffre, le mercure et le sel étant les métaphores des divers états et énergies de ce changement spirituel. (Pour en savoir plus, cliquez ICI).
De l’athanor au four à cloche
L’alchimiste utilise un athanor pour mélanger, fondre les métaux et les purifier. Vous en voyez-un sur l’image ci-dessus. Il s’agit d’un four, au coeur duquel se trouve un genre de creuset nommé « oeuf philosophal », qui symbolise l’unité et la totalité du monde, à l’intérieur duquel des forces vitales sont en oeuvre.
L’étymologie du mot athanor est parlante. Il vient de l’arabe at tannur, qui désigne un four à pain. Mais ce n’est pas n’importe quel four à pain, c’est le même modèle que celui qui était utilisé il y a six mille ans. Les sumériens le nommaient tinûru. Il existe encore en Inde, au Pakistan, au Tajikistan et dans d’autres pays du Moyen Orient et du sud de l’Asie sous le nom de tandor, tandoor ou tandour : c’est exactement le même mot qui nous vient des sumériens. C’est aussi le même objet : un immense vase de terre cuite chauffé en faisant du feu dans le fond. Les parois deviennent brûlantes et c’est en y collant la pâte des galettes qu’elles cuisent. Les nans au fromage qui accompagnent le poulet tandoori que vous mangez au restaurant indien sont faits dans un tandor – donc un athanor !
(Crédit photo Museo arqueologico de Alicante).
Le four tannur sur la photo ci-dessus se trouve au musée d’Alicante et date de l’époque médiévale (X°-XI° siècle).
Remarquez les mêmes encoches d’aération en bas de la jarre que sur l’athanor des alchimistes de la gravure plus haut.
Il est révélateur de savoir que la pierre philosophale était élaborée dans un four à pain !
N’oublions pas que le pain était à ces époques LA nourriture par excellence. Le pain c’était la vie. D’où l’expression ancienne perdre le gout du pain, pour désigner quelqu’un de malade. De plus, analogie supplémentaire, ce four en forme de jarre a la même forme que les jarres de fermentation pour les viandes, les légumes et les boissons comme les bières traditionnelles.
Vous qui ne jurez que par votre machine à pain ou votre robot dernier cri, qui mettez anxieusement votre pâte au frigo et réglez la température de votre four au degré près, je vous laisse regarder comment on fait le pain au Tajikistan dans un tannur, comme on le faisait exactement pareil, dans le même type de four il y a six mille ans. Sans robot, sans frigo, sans thermostat.
Les brasseurs et l’oeuf philosophal
Au Moyen-Âge, et jusqu’à récemment, les brasseurs employaient pour la fermentation de la bière un vocabulaire et des processus identiques à ceux de l’alchimie. Le brasseur gardait la levure dans un « oeuf ». Et c’est là qu’il la mélangeait au moût pour faire une sorte de levain. Il s’agit d’un récipient de forme ovoïde. Cette forme permet se résister aux fortes pressions intérieures induites par la fermentation. Il évoque évidemment l’ « oeuf philosophal » ainsi que l’idée de fécondité, de vie éternelle et de totalité du monde à l’intérieur de laquelle la puissance de vie est enclose et ne demande qu’à « exploser ».
Le grain d’orge germé, donc vivant, « meurt » sous le « coup de feu ».
En effet, le maltage consiste à faire griller le grain après l’avoir fair germer. Suite à cette opération, on le sépare des radicelles nécessaires à sa croissance et à sa vie. Mais ce n’est en réalité qu’une mort apparente, une mort au sens alchimique. Pour les alchimistes, cette mort n’est qu’un passage obligé pour renaître sous une forme supérieure. Le « feu » libère donc l’orge de sa contingence temporelle pour que son « principe », sa « quintessence », parvienne au stade suivant qui consiste en une immersion dans l’eau. C’est à dire une régression dans le pré-formel, un retour dans la matrice, dans l’utérus où le fœtus baigne dans le liquide amniotique ; ou dans la mer d’où toute vie est née sur la terre.
Les brasseurs — et les alchimistes — appellent ce stade « dissolution ». Les « principes vitaux » enfermés dans la matière sont libérés. Il y a alors « création » de nouvelles molécules chimiques qui vont permettre l’apparition d’une substance nouvelle et impalpable, pratiquement « spirituelle » : l’alcool. On parle en effet de « spiritueux » ou d’« esprit de vin » pour désigner l’alcool. Et le saint patron des distillateurs est… Saint Esprit ! C’est ce qui correspond au « mercure » alchimique.
(Crédit photo blog « les bons restaurants » clic ici pour voir la visite de la brasserie)
L’oeuf à levure de la brasserie de Saint Nicolas de Port, utilisé jusque dans les années soixante.
Le pain et le vin
Dans la fabrication du vin également, le grain de raisin subit la mort dans le pressoir. Le jus repose durant les mois d’hiver dans les tonneaux de fermentation dans lesquels un processus vital s’enclenche. Le jus du raisin « renaît » en vin nouveau, ce que les Romains de l’Antiquité célébraient par les fêtes de vinalia qui avaient lieu au printemps. Justement au moment du renouveau de la nature.
Ces métaphores sont encore valables pour le pain. Le grain de blé bien vivant subit la mort en étant broyé dans le moulin pour devenir la farine. Il subit ensuite la dissolution dans l’eau et est pétri en pâte, qu’on laisse « reposer » plusieurs heures sous un linge. C’est une mort seulement apparente, car une vie nouvelle démarre en réalité dans le pâton qui gonfle alors comme le ventre d’une femme enceinte. Il subit l’effet du feu dans le four — l’athanor au sens premier du terme — pour devenir une substance vitale et nourricière.
La fermentation fait renaître le grain dans un processus de régénération
Ou de transsubstantiation qui transcende le stade de la matière vouée au pourrissement et à la mort, pour en faire une substance imputrescible. (Saviez-vous que le pain au levain ne peut pas moisir ?) Une substance aussi dotée d’une grande force vitale car elle nourrit les hommes et les garde en bonne santé. Pline L’ancien en témoigne : « Il est évident que ce qui fait lever la pâte, c’est une substance acide ; il est évident aussi que les personnes qui se nourrissent de pain levé sont plus vigoureuses ».
On comprend pourquoi la religion chrétienne a pris pour symbole principal le pain et le vin :
Les deux premiers miracles du christ sont le changement de l’eau en vin lors des noces de Cana puis la multiplication des pains. Et son dernier miracle en quelle que sorte est la transformation du pain et du vin, substances fermentées, en sa propre chair et son propre sang. On parle de transsubstantiation : si ce n’est pas de l’alchimie, ça…
Mais les chrétiens n’ont rien inventé. L’idée d’une nourriture et boisson fermentée qui est une nourriture de vie et en même temps la « chair » d’un dieu est déjà présente dans des religions bien plus anciennes : à Sumer, en Iran, en Inde et dans l’Amérique précolombienne.
La fermentation est symboliquement un passage de la mort à la vie. Elle conserve une matière première, fruit, légume ou chair animale, qui sont des denrées périssables, en un aliment de longue conservation, encore plus nourrissant, qui peut même soigner des maladies et qui apporte une bonne santé.
On peut dire, par un raccourci audacieux, que la fermentation est « l’élixir philosophal » de l’alimentation !