Un tout récent article scientifique jette un nouvel éclairage sur l’origine du fromage. Voyageons en Asie centrale, dans des contrées où la fermentation est immémoriale. À l’est du massif du Pamir et à l’ouest de la Chine se trouve le bassin du Tarim, occupé par le terrible désert du Taklamakan, l’un des plus arides du monde. De part et d’autre de ce désert passent les deux branches d’une route d’échanges sur de longues distances, fréquentée depuis le paléolithique. C’est cette route traversant l’Asie depuis le Moyen-Orient jusqu’à L’Extrême-Orient, qu’on a surnommée « Route de la soie ». La région, actuellement peuplée par les Ouighoures, est très importante dans l’histoire de la fermentation.


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Par cette route transitaient depuis des millénaires les marchandises, les produits, les idées et les techniques, dont celles de la fermentation des céréales et du raisin pour faire de la bière et le vin, des produits laitiers, du lait, des poissons, des viandes, des végétaux. Si le nuoc mam est un produit identique au garum des gréco-romains, si la choucroute est consommée autant en Chine qu’en Alsace, ce n’est pas un hasard, et c’est par cette voie que les échanges se sont faits. Vous lirez aussi dans mon livre que non loin de cette région s’est propagée la vinification. En Asie Centrale encore aujourd’hui les produits laitiers fermentés, koumis, airag, ont une grande importance tant gastronomique que culturelle. Et quand on dit qu’en Chine il n’existe pas de tradition fromagère, cela dépend de quelle région de Chine on veut parler.

Les confins du Taklamakan ont livré des découvertes archéologiques étonnantes entre la fin du XIX° siècle et les années deux mille, entre autre des momies naturelles, dont les plus anciennes datent de 1800 à 2000 BC. Ces momies sont les mieux conservées au monde. Encore mieux que celles du Pérou et d’Égypte. L’extrême aridité du sol qui de plus est salé, associée à des funérailles hivernales, a favorisé cette conservation. Les corps étaient placés sur des sortes de bateaux en bois, enterrés à faible profondeur, le tout était couvert de peaux de bovins qui créaient un emballage hermétique et sous vide.


La beauté de Loulan. (Credit photo : Wang Da Gang)

Une des momies les plus célèbres est le corps d’une jeune femme morte vers 1200 BC, et dont les traits du visage entouré de cheveux châtains, ont  gardé un aspect fascinant, si bien préservé après ces millénaires, a tel point qu’on l’a surnommée « la beauté de Loulan ». On avait déjà trouvé sur ces momies des plantes comme l’éphédra, entrant dans la composition de boissons fermentées cultuelles. Mais récemment, une équipe de chercheurs de l’institut Max Planck en Allemagne a découvert que des morceaux de matière organique trouvés sur ces corps étaient… Du fromage !

Ce fromage était vraisemblablement une offrande, des provisions pour l’au-delà. Il était fréquent de placer dans les tombes des aliments et des boissons. L’aliment fermenté étant un aliment vivant, il est possible aussi que, symboliquement, on ait voulu signifier par ce dépôt l’idée de la perpétuation de la vie.

Cependant le fromage du Taklamakan n’est pas le plus ancien connu. Le plus vieux fromage connu au monde a été trouvé en Pologne sous la forme de résidus sur des poteries percées de trous, et a été daté  du VI° millénaire BC, ce qui est beaucoup plus ancien. Mais c’était uniquement sous la forme de résidus et non pas de véritables grumeaux de matière. Et cela ne signifie pas non plus que le fromage ait été « inventé » en Pologne.


Les petites flèches blanches indiquent les endroits où étaient placés les morceaux de fromage

L’étude de ce fromage a permis de monter qu’il n’était pas fabriqué à partir de présure, mais que le lait avait été ensemencé avec une culture symbiotique de bactéries et de levures, c’est à dire du kéfir. À cette époque, les humains n’avaient pas encore subi la mutation génétique qui leur permet aujourd’hui de digérer le lactose du lait. Ce fromage découvert sur la momie était sans lactose, puisque fermenté à partir de kéfir. Cela remet en cause, dit Andrej Schevchenko, la légende selon laquelle le fromage serait né parce qu’on aurait transporté du lait dans une outre faite avec l’estomac d’un animal, et qui aurait coagulé à cause de la présure contenue dans l’estomac. On suppose que le fromage de Pologne de 8000 ans était aussi fermenté avec des bactéries symbiotiques.

Les pratiques de coagulation enzymatiques et bactériennes coexistent dans de nombreux endroits du monde, mais la fermentation purement enzymatique à base de présure est récente et typique des régions sédentaires. Le kéfir actuel est issu de ces outres des bergers du Causase, jamais lavées, dans lesquelles ont remettait toujours du lait éternellement ensemencé à partir des résidus du précédent. Sur les parois de ces outres ont fini par se créer des agglomérats de polysaccharides contenant les bactéries, ce qui n’est pas autre chose que les « grains » blancs du kéfir qui s’échangent encore aujourd’hui.

D’après Andrej Shevchenko, cette technologie fromagère, facile à mettre en place, a sans doute joué un rôle dans l’expansion de l’élevage laitier en Asie. Cela prouve donc que ces cultures fromagères présentes actuellement dans toute l’Asie centrale depuis la Mongolie jusqu’au Caucase, utilisant un lait acidifié par des micro-organismes, étaient déjà bien établies il y a quatre mille ans.

Cette découverte me met en joie : je n’en avais pas connaissance lors de la rédaction de mon livre, puisqu’elle n’a été publiée qu’en février 2014, mais elle confirme tout ce que j’y écris !

Sources : YANG, Yimin, SHEVCHENKO, Anna, KNAUST, Andrea, et al. Proteomics Evidence for Kefir Dairy in Early Bronze Age China. Journal of Archaeological Science, 2014.